La sortie en poche des Bienveillantes, 18 mois après le coup de tonnerre de la première publication, offre l'occasion de juger plus sereinement le Goncourt 2006 dont la réception a été largement polluée par des débats somme toute annexes (Littel et son agent, Littel et les prix, Littel et la langue française...) mais rendus inévitables par le succès proprement incroyable du livre, qui en a fait l'objet d'une querelle littéraire (elles sont si rares qu'on peut s'en réjouir), puis un « sujet de société ».
Comme plus personne ne l'ignore, les Bienveillantes dépeint l'odyssée de l'improbable Maximilian Aue, nazi homosexuel, matricide, incestueux et néanmoins cultivé - il est aussi, entre autres qualités, à moitié français et en proie à de graves problèmes intestinaux. Acteur de la campagne d'Ukraine au sein des Einsatzgruppe, il suit l'avancée allemande jusqu'en Crimée puis à Stalingrad, avant, ayant été blessé, de servir d'officier de liaison entre la SS (et les camps de la mort) et Albert Speer (et l'appareil économique) puis de subir la débâcle finale.
Les critiques innombrables faites au roman ont parfois frappé juste : le personnage central est totalement improbable du fait de ses tares innombrables comme de ses traits contradictoires ; les descriptions de ses perversions sont fréquemment complaisantes ; l'onirisme (voulu par la structure mythique adaptée d'Eschyle) tombe fréquemment à plat (par exemple dans l'assommant chapitre « Air » sur la retraite poméranienne de Aue). D'autres ne me semblent pas devoir être retenues : non, le style n'est pas plat ou maladroit et c'est bien la preuve d'un réel talent de romancier que de dépeindre aussi admirablement les paysages et les ambiances des contrées traversées comme les états d'âme collectifs des combattants. Et que de personnages remarquables ! Il n'est pas donné à tout le monde de créer des types comme le beau-frère Von Uxküll, artiste ostracisé et néanmoins antisémite fanatique (sauf en matière de musique - admirable, sa déclaration d'amour pour Schönberg !), l'ami Thomas, nazi zélé et viveur, le monstrueux Dr Mandelbrot. Non, la lecture n'est pas rendue malaisée par l'abondance de termes allemands, les longs développements sur les rivalités bureaucratiques au sein de l'Etat nazi et plus généralement la documentation prodigieuse rassemblée par Littel, car c'est bien cet effort de réalisme qui donne finalement tout son prix au roman. Non, enfin, le personnage principal n'écrase pas le lecteur sous ses fautes : c'est peu dire que le narrateur nous tient à bonne distance (ce qui est admirablement explicité dans le brillant chapitre introductif).
Cet énorme roman charrie donc perles et maladresses, passages admirables (la rencontre avec le bolchévik, l'explication par Mandelbrot de l'opposition entre Juifs qui veulent devenir des Allemands policés et économes et Allemands qui veulent devenir comme les Juifs antiques, mais soumis à un Dieu völkisch...) et ratés, voire ridicules (le nez d'Hitler, ici proposé dans une version différente de celle de la première édition - on n'y gagne pas). Il lui manque la rigueur des classiques et le brio des génies pour prétendre au titre de chef d'oeuvre dont on l'a abusivement qualifié. Ceci dit, au regard de l'état actuel de la littérature française, c'est évidemment un OVNI à lire toutes affaires cessantes.